Il est le pianiste dont tout le monde parle. Parti à Moscou en parfait inconnu, Lucas Debargue a remporté le 4e Prix au Concours Tchaikovsky. Au-delà de ce résultat, en soi remarquable, il est devenu la nouvelle idole du public moscovite, déclenchant même, bien au-delà de la Russie, une immense vague de commentaires - généralement élogieux - via notamment les réseaux sociaux. Boris Berezovsky voit en lui un « génie ». Dmitri Bashkirov, qui n’est pas précisément un tendre, prédit que dans deux ans, il sera l'un des plus grands. Pour Jean-Marc Luisada, il est « la plus grande leçon de musique que l’on ait pu recevoir depuis des années ». Valery Gergiev - dont on n’a pas oublié le regard extraordinairement intense à l’écoute de Lucas Debargue lors du 2e gala qui a suivi le concours - l’a invité dans la foulée à donner un récital le 14 juillet dernier au Mariinsky.
Nous avons rencontré Lucas Debargue à Paris. Il venait tout juste de rentrer en France : la veille, il était encore en Russie. A peine l’interview terminée, il s’est précipité prendre le train pour rejoindre en province sa professeur Rena Shereshevskaia. On l’accompagne jusqu’au métro. Deux personnes le reconnaissent, l’agrippent, le félicitent, insistent pour une photo : des Russes en vacances à Paris. Avant de le rencontrer, on savait que les trois - au moins - plus grands agents mondiaux d’artistes l’avaient contacté. Le pianiste nous confirme qu’il est sur le point de signer avec l’un d’entre eux. Pendant tout l’entretien, la parole facile (« excusez-moi, je suis bavard »), il se montre enthousiaste, passionné. A l’écouter, on retrouve le pianiste habité, hanté même, qui a marqué les esprits lors du concours.
Par Bertrand Boissard
Avant toutes choses, comment allez-vous ? Vous avez vécu pendant plus d'un mois dans un tourbillon...
Lucas Debargue : Ce n’était pas tant la folie que cela. Je préfère être dans des conditions un peu extrêmes que subir une situation tempérée où il ne se passe rien. Ma vie a pris une autre intensité, une autre ampleur. Quand j’étais à Paris, je travaillais quotidiennement tôt le matin, après je donnais mes leçons de piano l’après-midi et le soir je retournais travailler au Conservatoire. Si je ne m’imposais pas ce rythme, je me ramollissais et il ne se passait rien. A Moscou, j’étais dans une telle effervescence que le rythme avec lequel j’ai commencé, c’est à dire sept à huit heures de piano par jour, très vite je l’ai lâché. Etre là bas, évoluer dans cette ambiance où il y avait tellement d’énergie, c’était très utile pour les interprétations. Ce qui est très difficile, c’est le temps où l’on ne joue pas : sur un mois de compétition, j’ai joué trois heures en tout. Après l’épreuve de présélection, il y a une semaine où il faut attendre les résultats et évidemment il faut continuer à travailler, car si on passe, on peut jouer dès le lendemain.
Sinon comment je vais ? J’ai été enchanté par mon séjour à Moscou. J’ai rencontré des gens de mon âge d’un raffinement, d’une gentillesse, d’une bienveillance, d’une culture impressionnantes. Je suis étonné par la connaissance des jeunes russes, pas uniquement ceux issus des filières littéraires, de leur poésie nationale, de leur peinture, de leur histoire.
Vous voyez ça presque comme un séjour d’agrément, pas un concours…
Lucas Debargue : Absolument. J’ai pensé à l’aspect compétitif au départ. On était 60 pianistes à débarquer, sans compter les autres instrumentistes et les chanteurs. En gros, on se retrouve à 200, ça fait très campus d’étudiants, mais avec une nervosité dans l’air. Au fur et à mesure des épreuves, ca se clairsème. Après, ce qui est arrivé, c’est ce délire médiatique, ce déluge de personnes qui viennent vous demander des autographes. J’ai été tellement accoutumé ici en France à une situation d’isolement, de solitude, c’était tellement extrême, que cette autre extrémité revient au même, c’est comme si c’était le revers. En fait, cela ne me fait ni chaud ni froid.
Pour revenir à ce qui s’est passé, comment expliquez-vous cette symbiose entre vous et le public ? Il s’est passé quelque chose. Pouvez-vous l’expliquer ou est-ce de l’ordre du mystère ?
Lucas Debargue : Cela a toujours plutôt bien marché avec le public, j’ai sans doute une facilité de communication, je ne saurais pas comment l’expliquer, je ne peux que parler de comment je vis le moment de l’intérieur. Après avoir joué mon récital de 2e tour - sans doute ma meilleure performance durant le concours - j’ai tout de suite pensé à tout ce que j’aurais pu faire et que je n’ai pas fait. J’étais tout de suite de retour dans la partition, et prêt à retravailler immédiatement. Sauf qu’il y avait tout ce monde dans les couloirs et que ça commençait à tourner au délire. Après, j’ai réécouté en replay le récital et j’étais content, même s’il y a plein de petites choses, des imprécisions, à corriger. En tout cas, il y a une espèce de flux, de mouvement, d’élan, du début jusqu’à la fin, qui emporte. Peut-être le public a-t-il été sensible à cela.
Pour moi, l’objectif numéro un est de créer une sorte de continuité. Je pense que la musique a une très grande influence sur la vie. Même quand je fais me courses, je continue de travailler. Je ne conçois pas d’être en vacances, je pars toujours avec du papier à musique. Pendant mes grandes promenades, je réfléchis toujours. C’est cette vie que je veux vivre. Un repos pour moi c’est une alternance entre les activités : je vais arrêter l’interprétation pour écrire de la musique pendant deux ou trois jours, ou faire du jazz, ou écouter exclusivement la musique et mémoriser des passages. Je vais changer d’activité mais ne jamais m’arrêter, ce n’est pas possible.
Pensez-vous que le concours a fait se démultiplier des forces qui étaient en vous, peut-être latentes. Est-ce à Moscou que vous avez le mieux joué de votre vie ?
Lucas Debargue : Non, non, c’était bien, mais il n’y a rien eu de particulier. J’ai fait là quelque chose de bien, mais je peux faire mieux, j’ai déjà fait beaucoup mieux que ça. S’il y a une chose que je sais – je peux me tromper sur des interprétations, des choix esthétiques, dans la manière de gérer mon temps, dans mon relationnel – mais s’il y a une chose dont je suis sur, c’est que vraiment, je ne triche pas avec la musique, je ne triche pas avec l’art. Je vis par l’art, pour l’art, dans l’art. Je n’ai pas besoin de dire que je suis artiste pour en tirer une quelconque gloriole, une quelconque singularité par rapport aux autres. Je dois accomplir cette vie d’artiste, c’est très important et à Moscou, je me suis senti en fusion avec mon environnement, pas seulement le public. Une énergie très positive.
On peut dire que votre personnalité a éclaté à la face du monde grâce aux diffusions de Medici…
Lucas Debargue : Je leur en suis très reconnaissant.
… qui ont engendré une foule de commentaires dans le monde entier. Est-ce que selon vous - et ça c’est croire en son talent, chaque artiste doit croire en soi - vous auriez de toute façon, concours ou pas, « explosé », votre talent aurait été reconnu d’une manière ou d’une autre ? Ou y a-t-il une part de hasard ?
Lucas Debargue : Je n’en sais rien, c’est une variable que je ne peux gérer. J’ai le vent en poupe pour l’instant, mais cela peut tourner très vite. On peut très bien me détester pour une interprétation. Ma mission est de rester ce que je suis, c’est ma seule manière d’avoir un point d’équilibre. Si je me laisse emporter par ce torrent positif, je vais me noyer. Parce que cela va nécessairement changer, soit se calmer, soit se renverser. Il faut que je conserve une carapace suffisamment épaisse et un sérieux suffisamment fort dans le travail pour continuer à monter du répertoire pour les concerts à venir, reprendre des choses que j’avais laissées de côté, apprendre des nouveaux concertos. Voilà ma mission. Ce n’est pas de me noyer dans des flots de commentaires internet. Je dois continuer de faire ce que je faisais avant. C’est juste que le concours m’aura donné l’opportunité d’acquérir un confort de travail plus important. C’est ça que je vois ; je prends ça. Et la possibilité de jouer dans des endroits merveilleux. Mais du point de vue de mon travail avec le piano, de ma vie d’artiste, c’est à l’intérieur que ça se passe.
Lucas Debargue consultant "la Musique française de piano" d'Alfred Cortot
On a raconté tout et n’importe quoi à votre sujet en un mois. Reprenons dans l’ordre ces assertions et dites moi si elles relèvent de la légende. Ainsi, que vous seriez « autodidacte » ou « largement autodidacte ».
Lucas Debargue : Le problème, c’est que c’est quelque chose qui peut passer dans la conversation mais qui dans l’écrit, par amplification, ne fonctionne plus. La vérité nue par rapport à tout cela, c’est que j’ai eu à partir de onze ans une professeure de piano, Mme Meunier, qui a été, plus qu’une professeure de piano, une fabuleuse personne qui m’a accompagné dans la passion que j’avais. Je me précipitais déjà à cette époque sur le répertoire romantique comme les Rhapsodies hongroises de Liszt, que je ne pouvais pas jouer, mais je me défoulais complètement là-dedans pour en tirer quelque chose et, plutôt que d’être stricte et de me cadrer sur les petits programmes pour débutants, elle m’a laissé m’éparpiller. C’était exactement ce qu’il fallait faire, car cela a développé en moi une vision du monde. J’étais absolument passionné, c’est le moment où j’ai été le plus heureux de ma vie, entre 11 et 15 ans. J’étais totalement dans la musique, rien d’autre n’existait. J’avais la chance de ne pas avoir à gérer l’autonomie, j’étais encore chez mes parents - des parents très bienveillants.
Mais cette Mme Meunier vous a quand même appris les rudiments de la technique pianistique ?
Lucas Debargue : Non ! Elle insistait comme un leitmotiv sur la nécessité de jouer avec le poids, de détendre le poignet, d’avoir des doigtés systématiques dans les gammes, mais je ne l’écoutais absolument pas ! Et quand elle a compris que je n’avais rien à faire de ce qu’elle disait, elle a arrêté d’être professeur pour devenir une grande amie de musique.
Et le solfège ?
Lucas Debargue : C’était une formation parallèle qu’on était obligé d’avoir. Mais ce qui était bien, c’est qu’au Conservatoire de Compiègne, ils m’ont complètement fichus la paix par rapport à tout ça. Ils m’ont permis en un an de valider l’ensemble des cours de solfège. Ca allait très vite, j’étais très efficace. Je travaillais comme un fou furieux. Je n’avais pas de problèmes à l’école, j’étais en permanence monopolisé par la musique. Là où Mme Meunier a été exceptionnelle, c’est qu’elle a tout fait pour que je reste scolarisé au conservatoire, afin de la voir une fois par semaine. Les jurys ne voulaient pas me laisser passer les examens : j’arrivais avec un mouvement de sonate par ci, un autre par là, que je jouais strictement comme j’en avais envie, en ajoutant des mesures… Sinon, autodidacte ? On ne s’instruit jamais par soi-même, on s’instruit par les autres, et ceux qui m’ont le plus instruits, ce sont les compositeurs et les grands interprètes. Je passais ma vie à télécharger du Prokofiev et du Rachmaninov et je vivais tout le temps avec les écouteurs sur les oreilles dans cette musique.
L’enseignement plus académique, la base, est venu à quel âge ?
Lucas Debargue : J’ai débarqué chez Rena Shereshevskaia au Conservatoire de Rueil-Malmaison - je travaille désormais avec elle à l'Ecole Normale de Musique de Paris - à vingt ans. Il y a autre chose : avant de voir Rena, j’ai rencontré une personne de Compiègne, très bienveillante – à cette époque j’étais complètement désœuvré – qui m’a permis de jouer pour une Fête de la musique, j’avais monté trois pièce que j’avais dans la tête. Elle m’a dit : « tu devrais prendre des cours sérieux avec quelqu’un ». Or, j’ai une grande partie de mon être inscrit dans la provocation et au début, j’ai refusé. Mais j’ai fini par capituler, je voyais l’horizon devant moi tellement morose. Donc j’ai appelé Philippe Tamborini qui est professeur au CNSM. Quand il m’a entendu, il m’a dit : « tu ne peux pas jouer comme ça ». Progressivement, notre relation est devenue très complice.
Cela veut dire tout de même que vous êtes devenu ce que vous êtes, au moins techniquement, en l’espace de seulement quelques années. Cela signifie au minimum une étonnante capacité d’adaptation.
Lucas Debargue : Il va falloir évidemment que je me renforce et que je me solidifie. Dans ces dernières années, il y a eu des périodes où je faisais tous les jours pendant des heures exclusivement des exercices techniques. Je pense que j’ai une bonne capacité de synchronisation. Très vite, j’ai pu jouer des choses différentes de la main droite et de la main gauche. A côté de ça, j’étais incapable de faire une gamme régulière.
Une autre légende – vraie ou fausse : est-il exact que vous ayez arrêté de toucher un piano pendant trois ans, en gros pendant vos études littéraires à l’Université ?
Lucas Debargue : C’est absolument vrai. La seule occasion où je touchais un piano, c’était lors de soirées avec des amis ou j’improvisais, c’était très rare. J’ai complètement arrêté le piano à seize ans, ma vie a radicalement changé. J’ai pratiqué la musique sous une autre forme, je jouais de la basse.
Et avez-vous travaillé dans un supermarché ?
Lucas Debargue : A mi-temps pendant deux ans, oui.
Autre propos rapporté : vous auriez appris, entre autres, une œuvre aussi difficile que la 3e sonate de Prokofiev, d’oreille.
Lucas Debargue : Oui. Il n’y a rien de génial là-dedans, c’est juste une capacité de concentration et de patience. Balzac était capable d’apprendre des livres entiers, à la première lecture. On est beaucoup plus à l’aise sur ce sujet avec certaines professions qu’avec d’autres. On trouve davantage normal qu’un économiste puisse avoir dans sa tête le cours mondial à la seconde près. Une œuvre comme le 3e concerto de Rachmaninov, si on prend note par note, c’est impossible, il y a quinze mille notes. Comment peut-on apprendre quinze mille informations différentes ? Il faut avoir une capacité de synthèse, il faut que la musique soit sur une image, sur un affect. J’apprends tout d’oreille.
Avant même de regarder la partition ?
Lucas Debargue : J’apprends d’oreille en écoutant, j’apprends d’oreille avec la partition, sans piano, intérieurement. Ma priorité est de créer une sorte d’élan, une ouverture, un état qui permette de jouer du début à la fin. Une continuité d’âme. Comme si la musique devenait une sorte de programme génétique, que ça devienne naturel, presque physiologique, dans le prolongement du corps. C’est quelque chose que je recherche depuis que j’ai eu mon premier contact avec le piano. C’est complètement naturel chez moi. C’est peut être cela que j’ai de particulier.
Qu’allez-vous faire maintenant ? Poursuivre votre travail avec votre professeur, vous lancer à corps perdu dans les concerts ?
Lucas Debargue : J’aime la vie, passer du temps avec mes amis, parler d’art avec eux, j’aime voyager, j’ai besoin de tout ca. Je ne peux pas rester rivé dix heures par jour dans un studio sans fenêtre devant un piano. Dans les deux dernières années, il y a des semaines entières pendant lesquelles je n’ai pas touché un piano. Cela a semblé scandaleux à certains candidats du concours. Par contre, j’ai les partitions avec moi, et j’ai la musique dans la tête.
Estimez-vous qu’il vous reste un gros travail à effectuer ?
Lucas Debargue : Enorme. Mais on va essayer, il y a un long bout de chemin encore et je sais que Rena est dévouée à ce travail.
Est-elle plus qu’un professeur ?
Lucas Debargue : Oui. Je ne peux pas réduire le rapport que j’ai avec elle à une relation de maître à élève. C’est une artiste, surinvestie et amoureuse de la musique. Il y a énormément d’amour entre nous et de partage par la musique. Cela nous a fait communiquer à un niveau de profondeur inouï.
Vous guide t-elle au quotidien ?
Lucas Debargue : Non, chacun a ses affaires de ce côté-là.
Lucas Debargue près du buste de Gabriel Fauré à l'Ecole Normale de Musique de Paris
Ressentez-vous une mission en tant qu’interprète ? Quel est votre rôle, votre objectif comme interprète ?
Lucas Debargue : « Ne pas empêcher la musique », je ne sais plus qui disait ça. Ne pas faire obstacle à la musique, ne pas la trahir. Laisser la musique circuler. Car la musique circule. Je ne crois pas en la prédestination. C’est une question d’expérience et à un moment, il y a une ouverture, une clairière qui laisse entrer quelque chose qui permet à certains d’être une espèce de convecteur, de lieu de passage. Et cela peut augurer d’une vocation artistique.
Je sens que j’ai la responsabilité énorme, en tant qu'interprète, d’avoir tout ce répertoire immense pour piano, ces milliers de chefs-d’œuvre pour piano, mais je pense moins aux compositeurs qu’à la musique. Je mets la musique au-dessus des compositeurs. J’ai un respect infini pour ces hommes qui ont sacrifié leurs vies, sacrifié des distractions pour venir à bout de formes musicales. C’est extraordinaire, mais il faut arriver à les oublier aussi, eux. La musique est au-dessus des compositeurs, sinon elle ne pourrait pas traverser les époques. Par exemple, je pense qu’on n’a jamais eu d’aussi bonnes interprétations de Mozart qu’aujourd’hui. On ne les avait pas il y a cinquante ans, où il y avait une Clara Haskil et c’est tout, et on ne les avait certainement pas au XIXe siècle. Maintenant, on commence à entrer dans la musique, on commence à avoir cette méticulosité, le souci de faire briller chaque note comme un diamant. Par contre, je pense qu’on arrive à une période de saturation de la musique de Chopin et Liszt. L’outre est vide, il faut renouveler cela d’une certaine manière, pour puiser quelque chose de nouveau. Parce que tout le monde a son idée sur le rubato de Chopin, ça en devient insupportable, même les gens qui font totalement autre chose de leur vie veulent aussi donner leur avis sur comment il faut jouer Chopin.
On arrive à une saturation de Rachmaninov aussi, alors que Medtner…
Lucas Debargue : Oui, mais qui connait le 4e concerto de Rachmaninov ? Et le 1er de Prokofiev est génial aussi. Et le 1er de Rachmaninov. Simplement, on peut moins jouer sur les boutons de manchette dans le 4e concerto de Rachmaninov. La partition n’est pas du tout aussi nette que les précédentes, où il y a des sections, 1er thème, 2e thème, 1er développement, 2e développement… Le 4e est comme un flux qui va du début jusqu'à la fin. Quand j’écoute ce concerto, je pense à l’Orient, à la langueur de l’Orient, ce qu’on voit dans le poème de Baudelaire Parfum exotique, avec les tamariniers. Quelque chose de noble, de lent, d’odorant, qui évolue comme cela pendant trente minutes, on ne sait pas vraiment où, avec des thèmes sublimes qui passent, puis s’effacent.
Vous allez avoir beaucoup de propositions de concerts. Se pose la question d’un nouveau répertoire, de concertos à apprendre. Quelle direction allez-vous prendre au niveau du répertoire ? Avez-vous des idées précises ? Que voulez-vous faire ?
Lucas Debargue : Cette question me fait très plaisir, cela me donne beaucoup d’enthousiasme rien qu’à l’entendre. Choisir très attentivement. Déjà, je veux absolument défendre une sélection de sonates de Scarlatti, qui est peut-être un de mes trois compositeurs de prédilection. Des sonates pour certaines peu jouées. En fait, je veux faire ce que j’ai effectué au 2e tour du concours, panacher des œuvres peu connues (la sonate de Medtner) et très célèbres (Gaspard de la Nuit). Si je joue des sonates de Scarlatti connues, c’est parce que je pense que j’ai trouvé des idées que j’ai envie de faire partager, et que je n’ai jamais entendues par d’autres.
Je rêve d’enregistrer les sept premières sonates de Beethoven, plutôt que les pachydermes de la fin. Bien sûr, quel est le pianiste qui n’a pas envie de se perdre dans la Hammerklavier ? Schubert m’attire beaucoup. J’ai écouté une interprétation par Sofronitsky de la dernière sonate D 960 en si bémol. Cela, c’est l’avenir. Plus personne ne joue de la musique ainsi. Et j’ai envie de reprendre le travail là ou Sofronitsky l’a laissé. Ce qui n’est pas rien (rires). J’espère que vous ne prenez pas cela pour de la prétention. Je voudrais juste essayer.
Non, non, quelqu’un qui croit, qui a des objectifs aussi hauts, c’est formidable.
Lucas Debargue : Je me sens très peu de proximité et de complicité artistique avec Schumann et Brahms, je ne sais pas pourquoi. La seule œuvre de Brahms que j’ai près du cœur et que je me sentirais de monter, c’est le 1er concerto. Au rang de mes secrets, je compte absolument jouer la 2e sonate de Szymanowski, un de mes compositeurs préférés, qui n’existe quasiment pas dans le répertoire. Mais Richter la jouait. Si je jouais Scriabine ce serait la 8e sonate, la moins jouée des dernières.
Et la plus longue, on dit parfois la plus faible.
Lucas Debargue : Mais parce qu’il n’y a pour ainsi dire pas d’interprétation. On l'a oubliée.
C’est un des débuts les plus miraculeux de Scriabine.
Lucas Debargue : Avec ces accords (il se met à chanter) et les quintes enchainées comme dans les suites de Bartók. Donc Szymanowski, et aussi Samuel Maïkapar, compositeur russe inconnu au bataillon, qui a écrit des pièces pour enfants et surtout une grande sonate pour piano en do mineur.
Vous me l’apprenez.
Lucas Debargue : On connait davantage Liadov ou Balakirev.
Il y a une grande sonate de Balakirev, avec un final prodigieux.
Lucas Debargue : Oui, en si bémol mineur (il se met à chanter le début du final en rythmant du point sur la table). Eh bien, Medtner a composé la sonate Romantica comme une lettre ouverte à Balakirev. Avec Medtner, on se situe dans une autre dimension du point de vue du génie créateur. On entre vraiment dans le Panthéon.
Est-il exact que vous connaissiez les treize ou quatorze sonates de Medtner ?
Lucas Debargue : Je ne peux pas les jouer demain. Mais mon rêve serait de les enregistrer toutes. Je les connais très bien, cela fait partie de mon répertoire favori.
Vos goûts vous amènent-ils jusqu’à Schoenberg et au-delà ?
Lucas Debargue : Schoenberg est un de mes compositeurs préférés mais pas les deux autres de l’école de Vienne, Berg et Webern. Ce que je préfère de Berg, ce sont les Altenberg Lieder.
Un prisme sonore
Lucas Debargue : Oui, je trouve cela génial mais je ne peux pas écouter la Suite lyrique sans m’arracher les cheveux, c’est pourtant une merveille de conception formelle. Peut-être que je ne comprends pas cette œuvre.
Et les pièces de Schoenberg pour piano ?
Lucas Debargue : Ah, j’adore. Certains trouvent cela rêche, froid. Pas moi. Il y a de la passion chez Schoenberg. Ce que je préfère chez lui, ce sont les quatuors à cordes, avec le soprano qui débarque au milieu. Incroyable ! C’est un très grand compositeur. Un des seuls qui aurait été capable d’écrire des préludes et fugues comme Bach.
Et Messiaen, et après, Ligeti ?
Lucas Debargue : Messiaen, c’est un peu… j’ai peur de dire des choses trop dures. En même temps, il faut être honnête, mais j’ai peur de passer pour quelqu’un de prétentieux. Il y a des choses extraordinaires chez Messiaen, il y a une vision musicale, une palette, une grammaire. Il a fait des analyses des concertos de Mozart absolument brillantes, c’était un très grand rythmicien. Mais je n’ai jamais vraiment été touché par Messiaen. A force de décomposer les rythmes, ces modes… C’est une signature, mais parfois ça « fume » un peu.
En fait, vous écoutez de l’orchestre, de la musique de chambre…
Lucas Debargue : C’est une grande déception quand je parle avec mes amis pianistes, ils ne connaissent même pas le répertoire pour piano, passés les scherzos de Chopin. Là où j’ai des énormes lacunes, c’est dans le domaine de l’opéra. J’en écoute, mais pas suffisamment. Le répertoire symphonique n’est pas ma prédilection, ce serait plutôt la musique de chambre. Et j’ai découvert un compositeur de musique de chambre, Roslavets, absolument génial.
Je reviens au concours, quelque chose m’a marqué. Vous prenez beaucoup de temps avant chaque morceau. Cherchez-vous à entrer dans un état spécial ? Fabriquez-vous déjà dans votre esprit la sonorité idéale, comme pour le début d’Ondine de Gaspard de la Nuit de Ravel ?
Lucas Debargue : C’est très important, de la même manière qu’un peintre a besoin du repère de la toile blanche ou le sculpteur de sa matière brute. Le silence, c’est la matière brute du musicien. C’est abstrait mais il faut arriver à envisager cela comme de la matière. Le son ? Le piano, c’est un cercueil, c’est quelque chose de mécanique. Je n’ai jamais eu de fétichisme envers le piano, cela ne m’a jamais excité. Les gens s’extasient : « Ah, j’ai un piano dans mon salon ! ». Moi, je préfère ne pas en avoir dans mon salon. Mais quand on met de la vie dans cette grosse machine, c’est là que la musique commence à apparaitre. J’ai entendu des candidats jouer toutes les notes, avec les bons tempi, les bonnes nuances, c’était parfait, mais le son était sans vie. On entend le son du piano, on n’entend pas la musique. Quand on fixe un point, on peut atteindre le son. Il y a quelque chose de l’ordre de l’évidence, de la vérité.
Quels pianistes admirez-vous ? Un aérolithe comme Glenn Gould vous intéresse t-il ?
Lucas Debargue : Gilels, Richter, Horowitz, chez lesquels prime la chaleur interprétative. J’admire Glenn Gould et pas seulement en tant qu’interprète, c’est un philosophe, c’est quelqu’un qui a trouvé une manière d’augmenter les capacités mentales, les niveaux de conscience. C’est une sorte de moine, un sage. La musique est un de ses modes de transmission, mais il joue d’une manière extrêmement bizarre. J’aime beaucoup Pogorelich, ses enregistrements. Parmi les pianistes français, Marcelle Meyer. Je l’admire énormément. Sinon, Zimerman, Sokolov, Berezovsky…
Martha Argerich ?
Lucas Debargue : Intouchable !
Paris, le 21 juillet 2015. Remerciements à Françoise Noël-Marquis. Photos ©Bertrand Boissard.
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