Est-ce l'enjeu d'un premier concert dans un lieu emblématique, ou le programme, véritablement colossal ? La... plus »Est-ce l'enjeu d'un premier concert dans un lieu emblématique, ou le programme, véritablement colossal ? La nervosité de Lucas Debargue, lors de son récital au festival de la Roque d'Anthéron, est tangible. Elle a cependant des aspects positifs : il semble qu'elle agisse sur lui comme un moteur. Le pianiste de 25 ans débute par la Toccata BWV 911 de Bach, telle une mise en condition des doigts et de l'esprit : clarté et autorité. Les cigales, particulièrement virulentes ce soir là, gâchent un peu le plaisir. Debargue se rue ensuite littéralement sur son clavier, avant même la fin des applaudissements, pour une interprétation incendiaire de la Sonate n°3 de Prokofiev, œuvre d'un seul tenant d'à peine 10 minutes. Les doigts vont vite, très vite, ivres de leur dextérité, les plans sonores semblent découpés au laser. On gagne en jubilation solaire ce qu'on perd en sombre fatalité.Gouffres sans fond
Du point de vue des pures capacités techniques (rapidité, précision, puissance, lisibilité), l'évolution en un an est notable. Preuve supplémentaire de cette maîtrise grandissante, un passage particulièrement délicat d'Ondine de Gaspard de la nuit de Ravel, la descente vertigineuse à la main droite, avant le sommet de l’œuvre. C'était un de ses point faibles jusqu'à présent. Cette fois-ci, il la domine totalement. Tétanisées, les cigales se mettent soudainement à cesser leurs chants crissants au milieu du Gibet – et peu importe si telle basse ne sort pas. Enfin, avec Scarbo, on retrouve le Debargue qui a fait chavirer le public lors du concours Tchaikovski. La même folie, le même déchaînement, l'horreur d'un cauchemar sans nom, et cette peur, une peur tenace, physique. En plus imaginatif même, en plus risqué. C'est un sculpteur qui peaufine avec un soin maniaque chaque détail, c'est un conteur qui ne perd jamais de vue le fil de l'histoire, c'est un explorateur qui s'aventure dans des gouffres sans fond. Le public, conscient d'avoir vécu un moment rare, montre son enthousiasme en tapant du pied bruyamment sur les gradins.Train d'enfer
La Sonate de Liszt atteste la mutation de l'artiste en quelques mois, depuis ses interprétations à la Fondation Louis Vuitton (excellente) et lors du prix Cortot (un peu moins concluante). Cette fois, les octaves du début sont nettes, le Prestissimo de la fin impeccable. Mais Debargue prend le Fugato à un train d'enfer et est bien obligé de ralentir ensuite (indication energico sur la partition), ce qui coupe de manière dommageable l'élan général. L'interprétation se fait plus personnelle, les épisodes lyriques sont ainsi doucement susurrés, avec moins d'épanchement que bien souvent, ce qui leur confèrent un caractère différent, une sorte de pudeur, très convaincante. Pas de complaisance à la fin de l'oeuvre : ne comptons pas sur lui pour laisser traîner le si ultime 30 secondes, tout en prenant des airs inspirés. En fait, à peine l'a t-il touché, qu'il se lève, énergiquement. Les silences en points d'orgue censés suivre sont purement et simplement évacués. Etonnant.
Trois bis: l'Intermezzo du Carnaval de Vienne de Schumann, à la main gauche moins assénée qu'auparavant mais toujours plus excité que véritablement frémissant, la Grande Valse Brillante en mi bémol majeur de Chopin, d'un brio étourdissant et la Sonate de Scarlatti K 24, prise à toute vitesse. Avec ce récital marquant, Lucas Debargue confirme sa place éminente dans le gotha du jeune piano mondial.
Bertrand Boissard